Face aux “fake news”, l’éducation aux médias pour mieux s’informer ?

Maxime Lherbat
9 min readDec 16, 2020
Micros de France Culture, BFMTV et France Info / Alain GUILHOT — Divergence images

Fausses informations et théories du complot abreuvent les réseaux sociaux et peuvent semer le doute chez chacun d’entre nous. Pour les combattre, enseignants et journalistes se mobilisent pour éduquer aux médias et à l’information les jeunes, et les moins jeunes.

De quoi va-t-il être question dans ma grande enquête ? (vidéo destinée à être diffusée sur les réseaux sociaux, d’où le format 9:16)

“Quand il est affirmé que les médecins multiplieraient les diagnostics contre quelques pièces, c’est dégueulasse et c’est dangereux parce qu’il y a nombre de personnes fragiles ou crédules dans nos rues, imaginez qu’une de ces personnes prenne au pied de la lettre les affirmations qu’il y a dans votre film, alors un médecin pourrait être agressé, alors un médecin pourrait se faire tuer, et c’est vous qui en serez comptable, c’est vous qui en serez responsable et nous serons là pour vous le rappeler !” Ce coup de gueule, il est signé Jérôme Marty, médecin généraliste régulièrement convié sur les plateaux de télévision pour commenter l’actualité autour du Covid-19.

Invité à débattre sur W9 à propos du documentaire “Hold-Up”, le président de l’Union Française pour une médecine libre (UFML Syndicat) n’a pas ménagé son réalisateur Pierre Barnérias. Visionné plus de six millions de fois, ce film de près de trois heures aux relents complotistes a été décrié par la très grande majorité des professionnels de la santé et les médias ont pu prouver un certain nombre de contre-affirmations exposées dans “Hold-Up”.

Alors, “comment se fait-il que les gens se fassent manipuler à ce point ?” Comme Aude Favre, nombreux sont les journalistes qui se posent la question, et ce depuis quelques années à présent. Après les attentats contre Charlie Hebdo de janvier 2015, la co-fondatrice du collectif Fake Off, décrit comme “la première association de journalistes issus essentiellement du monde de la télévision à s’engager contre la désinformation de masse chez les jeunes”, a eu l’idée, elle et ses collègues de Premières Lignes Télévision, de fonder cette association après avoir constaté une expansion de théories conspirationnistes, manipulations d’opinion et mensonges en tout genre sur les réseaux sociaux. “En tant que journalistes, la manipulation était tellement évidente. C’était très déconcertant de voir à quel point les gens pouvaient se faire avoir”, confie celle qui est aussi Youtubeuse avec sa chaîne Aude WTFake qui compte près de 90 000 abonnés.

Avec son association Fake Off, la journaliste et youtubeuse Aude Favre intervient dans les écoles pour interroger les élèves sur leur rapport aux théories complotistes. CAPTURE D’ÉCRAN YOUTUBE @AudeWTFake

Les interventions dans des écoles primaires, collèges et lycées afin de sensibiliser les jeunes aux fausses informations se sont multipliées depuis les attentats de 2015. L’intérêt porté aux médias ne cesse de croître. L’assassinat de l’enseignant Samuel Paty, en octobre 2020 dans les Yvelines, a renforcé cette prise de conscience de l’importance et de l’intérêt de l’éducation aux médias et à l’information (EMI). Sur Twitter, plusieurs journalistes ont dit se porter volontaires pour échanger avec les jeunes dans les établissements scolaires sur les différentes thématiques que peuvent être notamment la liberté d’expression, la liberté de la presse, le droit à caricaturer les religions…

L’évolution de l’intérêt porté à l’actualité par les 18–24 ans. Si les jeunes s’intéressent davantage à l’actualité depuis 2019 après une forte baisse en 2018, on est loin des chiffres de 2006 où 74% des 18–24 ans s’intéressaient à l’information contre 51% en 2020. L’intérêt pour l’actualité dans l’ensemble de la population française chute quant à lui de 12 points en l’espace d’un an. Crédits et sources : Étude Kantar 2020 pour La Croix réalisée entre le 2 et le 6 janvier 2020.

Une initiative saluée mais insuffisante. “S’il faudrait que tous les journalistes débarquent dans les classes ? Ca ne ferait pas de mal, mais le problème ne se réglera pas comme cela”, estime Thomas Huchon, journaliste d’investigation spécialisé dans les fake news et les théories du complot et enseignant à Sciences Po.

Un constat que partage Virginie Sassoon, directrice adjointe du Centre de liaison de l’enseignement et des médias d’information (CLEMI). “Les journalistes apportent des compétences que n’ont pas forcément les enseignants. Ces compétences-là sont absolument cruciales et indispensables pour la réussite des projets pédagogiques, mais les journalistes ne peuvent pas se substituer aux enseignants dans cette éducation”, explique-t-elle. “Il faut avancer ensemble”.

Dans la peau d’un journaliste

Qu’est-ce qu’une information ? Comment “fact-checker” ? Comment repérer une fake news ou fausse information ? Pendant ces ateliers d’éducation aux médias et à l’information, composante du parcours citoyen mis en place à l’École à la rentrée 2015 par l’Éducation nationale, les élèves laissent de côté pour quelques heures leur calculatrice et leurs manuels pour s’initier par exemple à la web-radio, comme le propose France Bleu dans le cadre de son dispositif France Bleu classe médias. Micro devant la bouche, debout face caméra mais aussi téléphone en main. Oui, dans ce cours, le smartphone est autorisé et il est même le bienvenu.

On aide les jeunes à ouvrir leur téléphone et aller fact-checker ce qu’ils trouvent”, détaille Aude Favre. Présente dans 15 départements en France, son association Fake Off a récemment été récompensée aux Assises Internationales du Journalisme de 2020 en remportant le prix de la meilleure initiative associative et citoyenne, parrainé par le ministère de la Culture, pour son projet de résidence “Lumière sur Sevran”*. “On leur fait faire des petites enquêtes, sur les masques par exemple. Ils vont sur le terrain, posent et se posent des questions”, raconte-t-elle.

“S’il faudrait que tous les journalistes débarquent dans les classes ? Ça ne ferait pas de mal, mais le problème ne se réglera pas comme cela”

Thomas Huchon, journaliste, réalisateur et formateur

Des cours d’éducation aux médias qui se distinguent donc des matières habituelles. “L’éducation aux médias place les élèves comme acteurs au centre des apprentissages. Ce n’est pas une éducation qui est descendante, c’est une éducation qui les rend pleinement acteurs”, argumente Virginie Sassoon du CLEMI. “Il y a beaucoup de compétences qui ne sont pas forcément reconnues dans d’autres enseignements et qu’ils peuvent déployer dans ces projets médias scolaires. Ça les fait sortir du schéma classique des enseignements traditionnels”. Au point même de remobiliser des élèves décrocheurs.

Divina Frau-Meigs, professeure en sciences de l’information et de la communication et ancienne directrice du CLEMI, plaide pour faire de l’EMI une matière à part entière. “Le CLEMI défend une approche transversale pour que tous les enseignants puissent se saisir de cette éducation. Il faut renforcer les moyens des enseignants, que ce soit sur la formation ou sur des modules horaires. Ça peut être aussi en renforçant des dispositifs tels que les classes médias qui permettent aux enseignants de développer des projets ambitieux sur toute l’année”, rapporte Virginie Sassoon, actuelle directrice adjointe du CLEMI. “Ce qui fait défaut, c’est le temps. Il faut pouvoir développer les projets toute l’année”.

Vous avez dit “digital native” ?

Ces cours d’éducation aux médias et à l’information sont tournés sans surprise depuis plusieurs années vers les réseaux sociaux. Ils s’articulent notamment autour d’exercices d’utilisation de ces plateformes que sont Twitter, Facebook ou encore YouTube qui peuvent à première vue sembler inutiles pour cette génération connectée, née avec les nouvelles technologies. Erreur : ces ateliers se révèlent essentiels. “Ce qui m’a le plus surpris, c’est qu’ils pensent maîtriser ces outils parce que ce sont ceux de leur génération, et en même temps ils ne comprennent rien de ce qu’il se passe derrière leurs écrans”, constate Thomas Huchon, également réalisateur de “La nouvelle fabrique de l’opinion”, une enquête sur la façon dont l’opinion se forge sur Facebook.

Classement des cinq réseaux sociaux les plus utilisés pour s’informer dans le monde en 2020 en comparaison avec 2014. Étude réalisée entre 2015 et 2020 sur la période 2014–2020 auprès de 12 pays : le Royaume-Uni, les États-Unis, l’Allemagne, la France, l’Espagne, l’Italie, l’Irlande, le Danemark, la Finlande, le Japon, l’Australie et le Brésil. Crédits inforgraphie : Maxime Lherbat avec CANVA / Source des chiffres : Reuteurs Digital News Report 2020.

Cette image ‘digital native’, de cet enfant qui serait naturellement compétent pour se servir des nouvelles technologies doit être déconstruite. Il y a de vrais besoins d’acquérir des réflexes et des compétences face au flux permanent d’informations auquel on est tous soumis”, insiste Virginie Sassoon.

“Adhérer aux fake news, ce n’est pas rationnel”

Un flux continu d’informations où se cachent d’innombrables fake news. Depuis l’élection de Donald Trump en 2016 et le scandale Cambridge Analytica, les fausses informations se sont multipliées. Par conséquent, les réseaux sociaux sont devenus un terrain de jeu indispensable dans l’éducation aux médias. Selon une étude du Reuters Digital News Report 2020, 47% des 18–34 ans s’informent via les réseaux sociaux, contre 24% avec la télévision. Il est donc devenu indispensable d’accompagner et de former à l’utilisation de ces plateformes hautement plébiscitées par la génération Z, c’est-à-dire tous ceux nés après 1997 selon un rapport du Pew Research Center, un think tank américain réputé pour la qualité de ses recherches.

Les Français s’informent de plus en plus grâce aux réseaux sociaux, et de plus en plus depuis leur smartphone. Crédits et sources : Reuters Digital News Report 2020.

L’idée est de créer chez les jeunes un ascenseur émotionnel parce qu’adhérer aux fake news, ce n’est pas quelque chose de rationnel et de réfléchi. C’est quelque chose d’émotionnel et basé sur nos croyances. Ce n’est pas du savoir”, analyse Thomas Huchon. Le journaliste salue l’intérêt porté par les jeunes à l’actualité, contrairement à ce que l’on pourrait croire. “Comme tous les jeunes, ils ont envie de comprendre le monde dans lequel ils évoluent. Quand ils voient quelqu’un, non pas leur expliquer le monde, mais leur donner des outils pour leur permettre de comprendre ce qui arrive, ils sont réceptifs”, salue-t-il. “Je suis rentré dans les classes avec la peur au ventre. Ces jeunes sont une forme d’espoir merveilleux pour notre pays”.

“Cette image ‘digital native’, de cet enfant qui serait naturellement compétent pour se servir des nouvelles technologies doit être déconstruite”

Virginie Sassoon, directrice adjointe du CLEMI

S’adapter pour toucher un public plus large

S’il y a de l’espoir pour les jeunes, il ne faudrait pas laisser de côté les plus âgés, eux aussi utilisateurs des réseaux sociaux, et diffuseurs de fausses informations. “Il y a un vrai enjeu à former les adultes”, considère Thomas Huchon, qui est en train de monter un Institut de formation professionnelle sur les questions de qualité de l’information, de lutte contre les fake news, dans le but de “toucher justement les plus âgés”.

Thomas Huchon donnant les clés du fact-checking à des lycéens du Lycée César Baggio de Lille en 2018. Photographe : Pete Kiehart / NPR

L’éducation aux médias et à l’information des adultes, Virginie Sassoon y travaille au sein du CLEMI. “Il y a une nécessité absolue d’ouvrir l’éducation aux médias et à l’information à tous les publics et à tous les âges”, explique-t-elle. “On crée des ressources et des actions avec des partenaires qui ont une légitimité et un ancrage auprès des familles, que ce soit avec des médias ou des partenaires comme la Caisse nationale des allocations familiales (CAF) ou les fédérations de parents d’élèves. Il faut vraiment ouvrir au maximum les messages et les ressources à tous les types de public”. Une éducation qui ne peut logiquement pas se faire de la même manière avec les enfants et les parents, d’où l’idée d’accompagner plutôt que d’éduquer, donner des conseils plutôt que fournir des modes d’emploi de ce qui est une bonne et une mauvaise pratique. “Des ateliers de parentalité numérique** comme le propose la CAF, à l’heure des réseaux sociaux, à l’heure où le numérique est présent dans tous les champs de notre vie intime, professionnelle, personnelle, c’est absolument essentiel”.

“C’est le jeu qui a changé, pas les joueurs”

L’information nous inonde, les fake news prolifèrent. La méfiance envers la profession de journaliste grandit et les théories complotistes trouvent de plus en plus d’adhérents. Symptôme d’une démocratie qui perd la boussole ? Pour convaincre et regagner la confiance des citoyens, les journalistes vont devoir s’adapter. “L’avenir, c’est faire du journalisme avec les gens, de les inclure au maximum dans nos travaux”, propose Aude Favre.

Mais même au-delà de vouloir convaincre, la question de savoir si une information est vraie ou fausse n’est plus la question qui se pose en premier. Les fake news instillent le doute dans l’esprit de certaines personnes. La méfiance et la défiance envers l’information est devenue si grande que les émotions déterminent nos choix. Exemple aujourd’hui avec la question du vaccin contre le COVID-19. Bien que non compétents pour valider ou non son efficacité, 61% des Français ne se disent pas prêts à se faire vacciner, selon un sondage Ifop-Fiducial. Simple acte de prudence ou signe supplémentaire de suspicion ?

Je ne suis pas devenu journaliste pour lutter contre les faux complots. Je suis devenu journaliste pour lutter contre les vrais complots qui ont fait l’histoire”, nuance Thomas Huchon. “Mais on vit dans une époque un peu bizarre où les faux complots pourraient eux aussi faire l’histoire. On est dans un moment où nos métiers ont changé et ils n’ont pas changé ‘à cause de nous’. C’est le jeu qui a changé, pas les joueurs.

* Une résidence de journaliste peut être un projet phare dans le cadre de l’EMI, et permettre aux élèves de se confronter aux problématiques d’un journaliste professionnel. Dans le cadre du parcours citoyen, ce projet s’inscrit dans la formation des élèves à la compréhension du monde de l’information (source : http://ww2.ac-poitiers.fr/clemi/spip.php?article482#:~:text=Une%20r%C3%A9sidence%20de%20journaliste%20peut,du%20monde%20de%20l'information.)

** Interventions sur l’invasion du numérique au domicile des familles et sur les enjeux sociétaux et politiques de la parentalité à l’ère du numérique (source : https://www.udaf92.fr/atelier-parentalite-a-lheure-du-numerique/)

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Maxime Lherbat

22 ans. Étudiant en MBA DMB à l’EFAP. Journaliste en alternance au JDD. Diplômé en journalisme de l’EFJ et de l’ESJ Paris.